L’UNESCO, qui a un rôle prépondérant à jouer pour proposer des cadres internationaux applicables aux politiques et aux pratiques éducatives a mené, il y a quelques années, une réflexion sur le défi que représentait pour les responsables politiques la définition de politiques éducatives dans des contextes multilingues et a produit, avec l’aide de nombreux experts en la matière,* un document cadre qui a le mérite d’éclaircir certains concepts et questions clés concernant les langues et l’éducation dont nous reproduisons ci-dessous quelques paragraphes:
La diversité linguistique et le multilinguisme
Le terme de diversité linguistique renvoie à la multitude des langues parlées dans le monde, dont le nombre se situerait, selon les estimations, entre 6 000 et 7 000. Sauvegarder aujourd’hui cette diversité est l’un des défis les plus pressants auxquels soit confronté notre monde. On estime qu’une moitié au moins de ces langues est menacée de disparaître au cours des prochaines années. Si certains pays, comme l’Islande, sont linguistiquement homogènes de nombreux autres, et de nombreuses régions, présentent une très grande
diversité linguistique, comme l’Indonésie, avec plus de 700 langues, ou la Papouasie-Nouvelle-Guinée, avec plus de 800. Dans les faits, la diversité linguistique est inégalement répartie. Plus de 70 % de l’ensemble des langues du monde sont concentrées dans vingt nations, dont certaines comptent parmi les plus pauvres. En général, toutefois, les contextes bilingues et multilingues, c’est-à-dire la présence de différences linguistiques au sein du même pays, sont plutôt la norme que l’exception à travers le monde, tant au Nord
qu’au Sud. Dans ce contexte, le bilinguisme et le multilinguisme, c’est-à-dire l’emploi de plus d’une langue dans la vie quotidienne, représentent la pratique normale.
La diversité linguistique peut se présenter suivant différents scénarios. D’une manière générale, toutefois, ceux-ci correspondent soit à des situations de diversité plus traditionnelle, dans lesquelles plusieurs langues– voire des centaines – sont parlées depuis longtemps dans une région, soit à des évolutions plus récentes (en particulier dans les concentrations urbaines), procédant de phénomènes migratoires et pouvant se manifester, dans certaines écoles urbaines, par la coexistence d’élèves parlant 30 à 40 langues maternelles différentes. Dans tous les cas, il est nécessaire de tenir compte des besoins d’apprentissage spécifique des enfants selon la (les) langue(s) que l’on parle à la maison et celle(s) que l’on parle à l’école.
Langues minoritaires et langues majoritaires
Cependant, le concept de diversité linguistique est lui-même relatif, et se mesure ordinairement en termes de frontières nationales, en donnant à certaines langues le statut de langues majoritaires, et à d’autres celui de langues minoritaires, en fonction de contextes nationaux spécifiques. Le mandarin, par exemple, qui est, avec près de 900 millions de locuteurs, l’une des langues les plus parlées au monde, est une langue majoritaire en Chine, mais, dans d’autres pays où une partie seulement de la population est de langue et de culture chinoises, il a le statut de langue minoritaire par rapport à d’autres langues nationales ou majoritaires de ces pays. De même, une langue minoritaire dans un grand pays peut être considérée comme une langue majoritaire dans un pays plus petit. Toutefois, la plupart des langues du monde, y compris la langue des signes pour les sourds et le braille pour les aveugles, sont des langues minoritaires dans tous les contextes nationaux.
Néanmoins, le terme de “minorité” est souvent ambigu et peut-être interprété différemment selon les contextes, du fait de la dimension aussi bien numérique que sociale ou politique qu’il peut revêtir. Dans certains cas, il peut n’être qu’un euphémisme désignant des groupes exclus des élites, ou subordonnés – que ces groupes soient ou non minoritaires, numériquement, par rapport à un autre groupe politiquement et socialement dominant.
Langues officielles et langues nationales
Bien que plus de vingt Etats aient plus d’une langue officielle (l’Inde, par exemple, compte à elle seule dix-neuf langues officielles, et l’Afrique du Sud onze), la majorité des pays du monde sont des États-nations monolingues, au sens où ils reconnaissent, de droit et de fait, une seule langue officielle dans la sphère publique et juridique. Cela ne signifie pas pour autant que lasociété ne soit pas bilingue ou multilingue, mais, alors qu’un grand nombre de langues peuvent être largement employées dans un pays, elles n’ont pas nécessairement l’autorité juridique d’une langue officielle. Dans de nombreux pays précédemment soumis à des régimes coloniaux, la langue officielle tend à être celle des anciens colonisateurs. Outre les langues officielles, plusieurs pays reconnaissent des langues nationales, qui peuvent être obligatoires dans le système éducatif. Le choix d’une langue pour le système éducatif, en imposant son usage dans l’enseignement formel, lui confère pouvoir et prestige. Il ne s’agit pas là seulement d’une dimension symbolique, liée à son statut et à sa visibilité, mais aussi d’une dimension conceptuelle liée à des valeurs et à une conception du monde qui sont partagées et s’expriment par et dans cette langue.
Langue(s) d’enseignement
La langue d’enseignement, à l’école et en dehors, est la langue employée pour enseigner le programme élémentaire du système éducatif. Le choix de la langue, voire des langues d’enseignement (car la politique éducative peut recommander l’usage de plusieurs langues d’enseignement) est un défi récurrent pour la mise en place d’une éducation de qualité. Alors que certains pays optent pour une seule langue d’enseignement, qui est souvent la langue officielle ou majoritaire, d’autres ont choisi de recourir à des stratégies éducatives qui confèrent aux langues nationales ou locales une place importante dans la scolarité. Les locuteurs dont la langue maternelle n’est pas la langue nationale ou locale subissent souvent un handicap considérable dans le système éducatif, comparable à celui qu’il y aurait à recevoir un enseignement dans une langue officielle étrangère.
Photo: Salahaldeen Nadir / World Bank
Enseignement dans la langue maternelle
L’enseignement dans la langue maternelle désigne généralement l’emploi de la langue maternelle des apprenants comme vecteur de l’enseignement.L’expression peut, en outre, désigner la langue maternelle en tant qu’objet d’enseignement. Il s’agit là d’une composante importante d’une éducation de qualité, en particulier au cours des premières années. Selon les experts, l’enseignement dans la langue maternelle devrait comprendre à la fois l’enseignement de et l’enseignement par cette langue.
Le terme de “langue maternelle”, largement employé, peut désigner des situations différentes. Elle se définit souvent comme : la (les) langue(s) que l’on a apprise(s) en premier ; la (les) langue(s) dont on s’identifie – ou dont les autres vous identifient – comme un locuteur natif ; la (les) langue(s) que l’on connaît le mieux et la (les) langue(s) que l’on emploie le plus. La “langue maternelle ” peut également être désignée comme “langue primaire” ou “ première langue ”. Le terme de “ langue maternelle ” est communément employé dans les déclarations de principes et dans l’ensemble des discours consacrés aux questions éducatives. […]
Droits linguistiques
La langue n’est pas seulement un outil de communication et de connaissance : elle est aussi un attribut fondamental de l’identité culturelle et de l’autonomisation, tant pour l’individu que pour le groupe. Respecter les langues de ceux qui appartiennent à d’autres communautés linguistiques est donc essentiel à une coexistence pacifique. Ce principe s’applique aussi bien aux groupes majoritaires qu’aux minorités (qu’elles résident traditionnellement dans le pays ou qu’elles procèdent d’une migration plus récente) et aux peuples autochtones.
Les revendications linguistiques figurent parmi les premiers droits affirmés par les minorités dans des situations d’évolutions et de changements politiques. Cette revendication de droits linguistiques s’applique aussi bien au statut officiel et juridique de la langue minoritaire et autochtone qu’à l’enseignement et à l’emploi de la langue dans les écoles et les autres institutions, ainsi que dans les médias.
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L’enseignement des langues
La langue dans laquelle est dispensé l’enseignement scolaire est le vecteur de communication par lequel s’effectue la transmission du savoir – ce qui est différent de l’enseignement des langues, pour lequel la grammaire, le vocabulaire et les formes linguistiques écrites et orales constituent un programme spécial destiné à l’acquisition d’une seconde langue, distincte de la langue maternelle. Apprendre une autre langue ouvre l’accès à d’autres systèmes de valeurs et à d’autres modes d’interprétation du monde, tout en encourageant la compréhension interculturelle et en contribuant à faire reculer la xénophobie. Ce principe s’applique aussi bien aux locuteurs des langues minoritaires qu’à ceux des langues majoritaires.
Les méthodes d’enseignement des langues évoluent constamment, et peuvent varier considérablement d’un pays à l’autre, voire au sein d’un même pays, en fonction de la conception de la langue qui prévaut et des modèles didactiques appliqués dans le domaine linguistique, ainsi qu’en fonction du rôle dévolu à la langue enseignée.
L’éducation bilingue et l’éducation multilingue
Education bilingue et éducation multilingue désignent l’emploi de deux langues, et plus, comme vecteurs de l’enseignement. Dans une bonne part des travaux spécialisés, ces deux formes sont réunies sous le terme d’éducation bilingue. Toutefois, l’UNESCO, en 1999, a adopté le terme d’“éducation multilingue” dans la Résolution 12 de la Conférence générale, pour désigner l’emploi de trois langues au moins dans l’éducation : la langue maternelle, une langue régionale ou nationale et une langue internationale. Cette résolution répondait à l’idée que seule une éducation multilingue est en mesure de répondre aux exigences de la participation à l’échelle mondiale et à l’échelle nationale, et aux besoins spécifiques de communautés qui se distinguent sur les plans culturel et linguistique. Dans des régions où la langue de l’appre-
nant n’est pas la langue officielle ou nationale du pays, l’éducation bilingue ou multilingue peut permettre un enseignement en langue maternelle, tout en assurant l’acquisition de langues utilisées dans des zones plus larges du pays et à l’échelle mondiale. Cette approche additive du bilinguisme diffère de ce que l’on appelle bilinguisme soustractif, qui vise à faire accéder les enfants à l’usage d’une autre langue en en faisant la langue d’enseignement.
* UNESCO acknowledges the contribution of the following experts: Ayo Bamgbose, Annie Brisset, Louis-Jean Calvet, Ernesto Couder, Denis Cunningham, Tarcisio della Senta, Nadine Kutcher, Juan Carlos Godenzzi, Maria Carme Junyent, Irina Khaleeva, Lachman Khubchandani, Don Long, Fèlix Martí, Mirian Masaquiza, Elite Olsthain, Henriette Rassmussen, Dónall Ó Riagáin, Suzanne Romaine, Adama Samassekou, Tove Skutnabb-Kangas.